mercredi 13 octobre 2021

Johnny Abbes

"Johnny" Abbes (1924-1967) fut le terrible chef du renseignement militaire de la dictature de Trujillo, en République Dominicaine.

Mario Vargas Llosa l'évoque longuement dans La fête au Bouc. Personnage vulgaire, avec un peu d'embonpoint, Abbes était loin de l'image du tortionnaire rafiné hollywoodien. Il n'était pas particulièrement brillant, non plus. Mais il savait récolter des informations. Dès que quelqu'un bougeait le petit doigt, en République Dominicaine, Abbes était au courant. Il connaissait également toutes les intrigues et toutes les basses manœuvres autour du premier cercle trujilliste. Ainsi, bien au-delà de son rôle, ce minable était la clef-de-voute du régime. Abbes était bien conscient de son pouvoir et plus précisément de son pouvoir de nuisance, qu'il exerçait à mauvais escient. Il n'était même pas intéressé par le pouvoir ou l'argent. Il faisait chanter les gens juste pour son bon plaisir.

En lisant le livre de Vargas Llosa, j'ai immédiatement pensé à plusieurs personnes. Nous vivons dans un monde de managers intermédiaires avec des diplômes de sociologie ou des formations labellisées par de Grandes Écoles. Ces managers n'ont pas le bagage nécessaire pour prendre des décisions. Y compris lorsqu'il s'agit de choisir un nouveau pot à crayons. Alors ils s'appuient sur un Johnny Abbes. Un mauvais génie, sûr de son fait. Il peut mener son N+1, voire son N+2 à sa guise.
Au début, vous l'aimez bien. Enfin quelqu'un qui connait les dossiers ! Enfin quelqu'un avec une vision de l'entreprise ! Enfin quelqu'un avec une opinion. Le premier point énervant, c'est qu'il s'écoute parler.
Mais forcément, vous finissez par avoir des désaccords. Dans un groupe de travail inter-service, neuf personnes proposent blanc, il propose noir, alors le responsable opte pour noir. Pas gris foncé, noir. Vous le suppliez de faire un geste, il vous ressort un alinéa du règlement. Il a commis un faute ? Danger ! Vous avancez à pas de loups. Mais il retourne la situation : c'est de votre faute. Et lui, il n'hésite pas à mettre tout le conseil d'administration en copie du mail. C'est sa parole contre la vôtre. La parole de l'unique personne capable de faire tourner la boutique contre la vôtre. Et si vous êtes prestataire, stagiaire ou intérimaire, vous êtes d'autant plus en porte-à-faux (et Johnny Abbes en profitera...) Autant préparer tout de suite vos affaires...

vendredi 8 octobre 2021

Effet ketchup

Voici un article qui ne parlera pas aux plus jeunes : du ketchup dans une bouteille en verre. Bien sûr, ici, ce n'est pas un de ces sites surfant sur la nostalgie et le "vous avez connu...?" On va parler management.

La particularité du ketchup dans des bouteilles en verre, c'est qu'il défiait la gravité. Vous aviez beau retourner la bouteille, la secouer, etc. Rien n'y faisait. Le ketchup restait au fond. Parfois, par dépit, vous plongiez votre couteau dans la bouteille. Mais souvent, trop souvent, une grande quantité de ketchup tombait d'un seul coup, noyant votre assiette.

Par analogie, en bourse, on a commencé à parler "d'effet ketchup". D'après Google, c'est Lawrence H. Summers qui l'évoqua une première fois, en 1985. Il mentionna ainsi une "économie du ketchup". Concrètement, aucun ordre n'est passé et d'un seul coup, la corbeille s'affole.

Très vite, on a compris que c'était une image très commode pour décrire un évènement passant sans transition du calme absolu à la suractivité complète. Lorsque vous avez un manager Moïse, vous connaissez en permanence des effets ketchup. Il refuse d'agir, tant qu'il n'a pas d'aval. Mais une fois que l'ordre tombe, tout devient urgent !
Qui plus est, l'ordre tombe généralement à 17h15. Vous avez passé votre journée à faire du présentiel. Vous comptiez donc partir plus tôt et voilà qu'on vous impose une longue liste d'actions pour demain matin, dernier délais.

L'employé comprend très vite que son manager possède un pouvoir décisionnel limité ; il aura donc une confiance tout aussi limitée envers son chef.

mercredi 6 octobre 2021

Moïse

Voici un comportement managérial, d'abord décrit dans Dilbert.

Le manager Moïse, c'est celui qui attend des signes "d'en-haut". Non pas du Très Haut, mais du top management. Il ne s'engagera jamais, sans un aval préalable. 

Certes, le manager doit agir dans le respect des directives de sa hiérarchie. Mais le Moïse a généralement trois défauts :
1) Il n'osera pas pousser ses propres idées, par peur de se mettre en porte-à-faux. Il n'osera pas non plus solliciter trop souvent le top management. Un top management qui a, lui, tendance à croire que tout va de soi. Ainsi, pour un nouveau projet, le manager n'osera pas solliciter des embauches, tandis que le top management pensera qu'il existe une équipe dédiée, que l'on peut charger à 100%.
2) Même pour les problématiques day-to-day, le manager ne bougera pas tant qu'il n'aura pas de feu vert. Personnellement, j'ai ainsi du attendre deux ans avant d'avoir un nouvel écran d'ordinateur.
3) Le manager devient obsédé par la communication officielle. Pas question de laisser fuiter. Quitte à laisser une équipe travailler sur un sujet officieusement obsolète.

En bref, le manager Moïse est couard et opportuniste (donc souvent menteur, car il nie généralement de jouer les girouettes.) Vous ne pouvez pas comptez sur lui.

jeudi 26 août 2021

Le management intermédiaire, victime du Covid

Ces dernières années, les grandes entreprises ont réduit leur nombre de sites, le nombre de filiales, de lignes de produits, etc. Néanmoins, pas question de réduire le nombre d'échelons. La pyramide hiérarchique devint conique, voire en tronc d'arbre. Néanmoins, le management intermédiaire a souffert du Covid.

Le premier effet Kiss Cool, ce fut le confinement. Il fallait prendre des décisions, rapidement. C'était une question de vie ou de mort, au sens propre ! Mais les managers furent complètement dépassés. Une pandémie, ce n'était pas dans le manuel ! Et l'indécision est le principe de base du management intermédiaire. Pendant une semaine, le mur se rapprochait. L'Espagne et l'Italie prenaient des mesures de confinement. J'ai assisté à des réunions hallucinantes. La réunion où rien n'avance, c'est un classique. Le fameux "il est urgent de ne rien faire." Sauf qu'ici, avec le Covid, ce n'était plus de mise. Un soir, on est rentré chez nous. Les plus prévoyants -comme moi- avaient emporté leur ordinateur. Certaines personnes étaient en congé ou en déplacement, le jour J. Ce fut une pagaille.
Et ce fut la même pagaille au déconfinement. Le mot officiel, c'était "tout va bien". Certains managers, qui cherchaient à bien se faire voir, firent donc revenir des services entiers. Alors que d'autres, hantés par la mise en danger de la vie d'autrui, continuèrent de confiner leurs subordonnés.
Plus que jamais, j'ai eu un sentiment d'inutilité du management intermédiaire. D'un ramassis de trouillards et de yesmen.

Le second effet Kiss Cool, c'était l'entreprise en distantiel. Les employés en ont souffert. Mais ce sont les managers qui se retrouvent en porte-à-faux. Avec Teams, on peut désormais organiser facilement de très grandes réunions ; plus besoin de cascading. De plus, les gens vont à l'essentiel ; pas d’apartés pré-réunion. En conséquence, les réunions sont souvent plus courtes, de quoi libérer de la charge de travail. Or, le but d'une entreprise, c'est d'avoir des employés plutôt chargés. A fortiori avec les coûteux managers.
On semble s'orienter vers des organisations plus horizontales. L'avantage, c'est un information qui circule plus facilement. Après, cela veut dire que votre N+1 et votre N+2 ont doublé, voire triplé leur nombre de subordonnés directs. Plus questions de faire du service personnalisé...

lundi 23 août 2021

La fin du management Athénien ?

Une brève histoire du management. A Athènes, à l'origine, il y avait un polémarque. C'était grosso modo le ministre des armées de la cité. Lorsque la ville gagna en influence, on vit apparaitre des stratèges. A l'origine, c'était des délégués des tribus soumises à Athènes. Puis ils évoluèrent vers un rôle de chefs militaires. Ils dépendaient théoriquement du polémarque, en tant que représentant civil. Puis, l'armée athénienne grandit en nombre d'hoplites et se diversifia (lanciers, cavaliers, marins...) Athènes créa d'abord des taxiarques, pour gérer les différents corps et faire la liaison avec les stratèges. Les taxiarques eurent à leur tour trop d'hoplites sous leur responsabilité, d'où la création des syntagmatarques. Ensuite, on vit apparaitre des tamatarques et enfin, le lochagos. A ce moment-là, enfin, chaque officier, à chaque niveau, possédait un nombre acceptable de personnes à gérer.
Ce fut la base de la hiérarchie militaire. A la révolution industrielle, on calqua ce concept pyramidale dans l'entreprise.

Et c'est à peu près tout. Deux mille cinq cents ans après la Grèce antique, rien n'a bougé avec un conseil d'administration, des top managers, des managers intermédiaire et des chefs de service. Dès qu'un manager a plus d'une vingtaine de personnes sous sa responsabilité, on crée un rang intermédiaire.
Parfois, le chef d'équipe est un employé senior. Par exemple, un responsable commercial qui serait également en charge des grands comptes. Mais plus on monte et plus le rôle des managers se limite à escalader et à cascader. Durant les Trente Glorieuses, vous aviez de grands groupes, très diversifiés, avec de nombreuses implantations géographiques. Il fallait donc beaucoup de chef d'unités. J'ai travaillé dans l'un de ces grands groupes, qui s'était depuis restructuré, recentré, etc. Pourtant, le nombre d'échelons intermédiaires n'avait pas diminué.
Au fil de ma carrière, dans les entreprises où je suis passé, je reportais toujours plus haut. Les employés comme moi mettent les petits plats dans les grands à chaque entrevue (même téléphonique) avec les "gens hauts placés". Personnellement, à la sortie, j'avais surtout une impression de vide sidéral. A part leurs grands airs et les nombreux galons sur leur épaule, ils ne sont pas particulièrement brillants. Soit vous avez des micro-managers. Dans un compte-rendu de codir, vous aviez trois pages sur le réaménagement d'une salle de réunion (et c'était une petite salle pour dix personnes.) Soit, au contraire, ce sont des gens qui vivent dans une tour d'ivoire. Ils ne connaissent l'entreprise qu'à travers des Excel et des PPT. De 8h à 20h, six jours sur sept, ils ont le nez dans le guidon. Ils en sont devenus incapable de faire face à des problèmes pratiques.
Il faut bien comprendre que dans le management intermédiaire, la prise de décision n'est pas proscrite et encore moins encouragée ; elle est sanctionné. Celui qui sort du rang n'a que des coups à prendre. Si l'initiative fonctionne, il va effrayer son manager. Un rastignac est conscient de son incompétence. Un subordonné intelligent est un futur rival. Mieux vaut le nommer aussitôt manager de la filiale aux Kerguelen ! Si l'initiative est un échec, le manager sera un paria. Bientôt, on lui collera tous les maux de l'entreprise. Puis, tel le bouc de Kippour, aux temps antiques, il sera sacrifié et la vie reprendra son cours.

Avec les initiatives récentes, comme les ratios d'égalité et de diversité, on voit débarquer des personnes diplômées en sociologie. Au moins, elles ne feront de l'ombre à personne ! Le principal, c'est qu'elles savent cliquer sur le bouton "faire suivre" du mail...

lundi 28 juin 2021

Motivation dans les chaussettes

Dans vos premiers boulots, vous êtes mo-ti-vé. La première expérience a été foireuse ? Pas grave, cette fois-ci, ça sera la bonne ! Si vous travaillez correctement, on va vous garder, non ? Vous allez terminer votre période d'essai, puis vous ferez carrière ici. Vous aurez des promotions, des augmentations et une belle médaille du travail pour service rendu.
Vous êtes intérimaire ou consultant ? Vous allez bientôt passer en interne ! Hier soir, votre patron vous a tenu la jambe jusqu'à 20h, mais au moins, vous avez bétonné vos chances de CDI ! Et puis, au pire, la boite de consulting a plein d'autres clients...

Avec le temps et au fil des échecs, la motivation chute. L'enthousiasme devient du cynisme. A chaque fois, vous êtes l'un des plus volontaires, l'un des plus productifs, vous atteignez vos résultats... En plus, vous demandez un salaire moindre ! Et pourtant, ça ne marche pas. Systématiquement, on vous vire. Alors vous en avez pris votre parti. Faire votre job du mieux que vous pouvez, jusqu'à votre dernier jour. Lorsque votre patron vous parle de l'an prochain, vous feignez de l'écouter : vous savez très bien que l'an prochain, vous ne serez plus là. Faire semblant, c'est le maître-mot. A la machine à café, vous faites semblant de vous intéresser aux dernières nouvelles du bébé de Ben (alors qu'il casse du sucre sur vous auprès de votre N+1.) Vous faites aussi semblant de vous intéresser à la vie de la société et vous vous rendez à tous les évènements corporate.

Au-delà d'un certain nombre de missions, la motivation tend vers le zéro. Ce n'est pas la tension, qu vous avez dans les chaussettes, c'est votre motivation ! Le cynisme est devenu de l'aquoibonisme. Dès votre premier jour, vous pensez à votre départ. Chaque jour en plus est une petite victoire. "Un mois que je suis ici et toujours pas d'entretien de discipline en vue !" Non pas que vous aimiez le chômage, mais vous vous savez maudit. A force de multiplier les expériences, vous en finissez par vous y perdre. "Salut, Thierry ! - Non, moi c'est Vincent." A quoi bon faire des heures supplémentaires ? A quoi bon s'appliquer à la tache ? Pendant les réunions de service, vous consultez Twitter. Vous faites le minimum syndical. Le café, vous le préférez seul. Et puis côté santé mentale... Il y a ceux qui s'enferment dans des salles de réunions pour pleurer discrètement. Ceux qui ne dorment pas la nuit. Plus rarement, il y a des gens ultra-agressifs, au bord de la confrontation. Puis, un jour, c'est l'entretien fatidique. Forcément, vu la qualité de votre travail, vous avez creusé vous-même votre tombe.

jeudi 13 mai 2021

Les différents styles de management

Durant ma longue carrière, j'ai vu évoluer le management. Voici trois styles de management que j'ai connu.
 

Le management viriliste
C'est le management à l'ancienne. Créer en permanence des conflits, avec un rapport de force. Avec les clients, comme avec ses employés. C'est l'exemple du speech d'Alec Baldwin dans Glengarry. Chez Valéo, vous étiez reçu dans un bureau sans fenêtre, à vous assoir sur une chaise très basse. Votre interlocuteur débarquait avec 30 minutes de retard et il cherchait à vous déstabiliser : "Comment ? Je ne comprends rien à ce que vous dites ! Vous parliez de x et maintenant, vous faites du y ?" Le N+1 parle et son équipe exécute, point. L'objectif, pour le N+1, c'était d'écarter les faibles. N'avoir que des winners, assoiffés de sang.

La fenêtre pour que cela fonctionne est très étroite. D'une part, le leader doit démontrer qu'au-delà des galons, il a du charisme et qu'il est vraiment le plus malin. Personne n'écoutera un minable.
Surtout, il y a l'exemplarité. A l'armée, le caporal gueule fort. Pour autant, il est là, avec les autres, à 6h et il sera le premier à effectuer le parcours. Enfin, lors d'une bataille, le caporal ne laissera tomber aucun de ses Hommes. C'est tout cela qui crée un lien de soumission. Les soldats se soumettent, car leur caporal est un despote éclairé.
J'ai eu le cas d'un chef tyrannique. Tous les matins, on en prenait pour notre grade. Qu'on ait bien fait son travail ou pas. Ce N+1 n'était qu'un yesman. Surtout, il était nul en technique (au point de ne pas comprendre le concept d'évolution d'indice.) Alors à quoi bon ?

Le manager-copain
C'est un style importé des start-ups de la Silicon Valley. On les retrouve beaucoup dans le tertiaire, notamment dans la prestation.

C'est généralement des managers-jeunes. Ils sont à peine plus vieux et mieux rémunérés que vous. Pas de tabous ; on peut tout se dire et les suggestions sont les bienvenues. On se tutoie, on s'appelle par son surnom, on va boire un coup après le boulot...

Souvent, c'est juste une façade. Il écoute vos idées, mais si le N+2 veut faire différemment, il n’argumentera pas. En cas de coup dur, vous n'êtes plus copains. C'est licenciement du jour au lendemain... Et parfois, c'est lui-même qui part du jour au lendemain.

Au pire, c'est un N+1 complètement toxique. S'il demande votre numéro perso, c'est pour mieux vous appeler le soir et le week-end. Il n'hésitera pas à vous culpabiliser : "Dis, on attendait ta présentation. Ton petit a 40° de fièvre ? N'empêche, quand il était couché, tu aurais pu travailler. On était tous très déçu que tu nous laisse en plan..."

Le management féminin
C'est l'antithèse du management viriliste. Un style basé sur la négociation et le compromis. Rien ne doit passer en force, tout doit faire preuve de consensus. Le conflit est un échec. Si une idée ne passe pas, le N+1 doit faire preuve de davantage de pédagogie.

Sauf que l'on ne vit pas dans le monde des Bisounours. Manager, c'est décider. Et chaque décision va forcément affecter négativement tout ou partie du service. En théorie, le management féminin offre un meilleur cadre de travail. En pratique, il y a des risques de conflits larvés, qui explosent violemment.

Or, le N+1 est souvent lui-même noté sur sa capacité à maintenir la paix. Quitte à organiser des usines à gaz pour que le râleur soit calmé. Au pire, on fait appel au N+2 pour qu'il tranche les litiges. A la longue, ce recours au N+2 devient systématique. Le N+1 finit par ne plus rien savoir de son service. Lors du premier confinement, ma N+1 a ainsi réalisé qu'elle n'avait pas les coordonnés personnels de ses employés, qu'elle ne savait pas qui avait des enfants, qui venait en transport en commun, etc.

Généralement, les N+2 optent pour des yesmen. Une personne qui n'ose pas affronter ses subordonnés n'osera jamais affronter ses supérieurs. Il se contentera de forwarder les mails, en cascade.