Mario Vargas Llosa l'évoque longuement dans La fête au Bouc. Personnage vulgaire, avec un peu d'embonpoint, Abbes était loin de l'image du tortionnaire rafiné hollywoodien. Il n'était pas particulièrement brillant, non plus. Mais il savait récolter des informations. Dès que quelqu'un bougeait le petit doigt, en République Dominicaine, Abbes était au courant. Il connaissait également toutes les intrigues et toutes les basses manœuvres autour du premier cercle trujilliste. Ainsi, bien au-delà de son rôle, ce minable était la clef-de-voute du régime. Abbes était bien conscient de son pouvoir et plus précisément de son pouvoir de nuisance, qu'il exerçait à mauvais escient. Il n'était même pas intéressé par le pouvoir ou l'argent. Il faisait chanter les gens juste pour son bon plaisir.
En lisant le livre de Vargas Llosa, j'ai immédiatement pensé à plusieurs personnes. Nous vivons dans un monde de managers intermédiaires avec des diplômes de sociologie ou des formations labellisées par de Grandes Écoles. Ces managers n'ont pas le bagage nécessaire pour prendre des décisions. Y compris lorsqu'il s'agit de choisir un nouveau pot à crayons. Alors ils s'appuient sur un Johnny Abbes. Un mauvais génie, sûr de son fait. Il peut mener son N+1, voire son N+2 à sa guise.
Au début, vous l'aimez bien. Enfin quelqu'un qui connait les dossiers ! Enfin quelqu'un avec une vision de l'entreprise ! Enfin quelqu'un avec une opinion. Le premier point énervant, c'est qu'il s'écoute parler.
Mais forcément, vous finissez par avoir des désaccords. Dans un groupe de travail inter-service, neuf personnes proposent blanc, il propose noir, alors le responsable opte pour noir. Pas gris foncé, noir. Vous le suppliez de faire un geste, il vous ressort un alinéa du règlement. Il a commis un faute ? Danger ! Vous avancez à pas de loups. Mais il retourne la situation : c'est de votre faute. Et lui, il n'hésite pas à mettre tout le conseil d'administration en copie du mail. C'est sa parole contre la vôtre. La parole de l'unique personne capable de faire tourner la boutique contre la vôtre. Et si vous êtes prestataire, stagiaire ou intérimaire, vous êtes d'autant plus en porte-à-faux (et Johnny Abbes en profitera...) Autant préparer tout de suite vos affaires...