jeudi 8 septembre 2022

La théorie du radeau

Les jeunes se plaignent volontiers que l'entreprise, c'est un monde trop dur. Un monde de compétitivité, où il faut faire bien du premier coup et où les moins bons se retrouvent vite écarté... Mais c'était plus dur avant !

Garrett Hardin fut un des pionniers de l'écologie. En 1968, il publia La tragédie des biens communs, consacré à la surpopulation. En 1974, il l'illustra par un article baptisé "l'éthique du canot de sauvetage". Cinquante personnes (les pays riches) sont dans un canot, cernés de naufragés (qui représentent les pays du tiers-monde.) Il n'y a pas assez de place pour les faire monter à bord. Qui décide-t-on de sauver ? L'idée étant d'alarmer les gens. Il n'y a pas assez de ressources, sur terre, pour que tout le monde vive correctement. Si l'on continue, on finira par devoir trier les gens.
Ce qui était à l'origine une métaphore sur la surpopulation et la rareté des ressources, devint un outil managérial. On parla de "Théorie du radeau" ou "Théorie du canot de sauvetage". Il n'y a plus cinquante personnes à bord, mais une seule : le manager. Son équipe est dans l'eau, promise à une mort certaine. A bord du canot, il n'y a de place que pour la moitié de l'équipe. Quelles sont les personnes qu'il laisse monter à bord ? Pourquoi les a-t-il choisi ? Quels sont ceux qu'il laisse crever et pourquoi eux ?
L'idée générale, c'est la performance, un mot-clef des années 80. Si les résultats de votre force de vente plafonnent, il ne faut pas embaucher davantage. Il faut repérer les traine-savates, les éliminer et les remplacer par des gens motivés. La Théorie du radeau sert à déculpabiliser le manager. Comme chez Garrett Hardin, si tout les naufragés sont sauvés, tous les occupants du canot finiront par mourir, faute de ressource. Le manager doit se déculpabiliser de renvoyer des employés, la pérennité de l'entreprise mérite quelques sacrifices.

Vu d'aujourd'hui, cette théorie du radeau semble brutale. Les livres qui en parlaient ont été passé au pilon. Un licenciement, c'est désormais aussi un échec pour le manager. Aucun manager n'oserait se débarrasser simultanément de plusieurs employés. Il risquerait d'être immédiatement convoqué.
La tendance, c'est davantage d'adapter son management à son équipe (et non l'inverse.) C'est le padevaguisme, quitte à devoir monter une usine à gaz, car vous avez un employé flemmard. Pour contourner ce tabou du licenciement, le manager aura tendance à s'appuyer sur des précaires (prestataires, CDD, alternants...), car eux, il peut les écarter.
Mais comme le disait Garrett Hardin, l'absence de choix finit par être mortel pour l'ensemble de l'organisation. A quoi bon se donner à fond, si certains sont à 60%, voire à 40% ? A terme, ce sera tout le service qui sera à 40%...

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